19
Évangeline était si proche qu’elle avait pris la place de l’horizon, comme une montagne magique et flottante qui se serait matérialisée à l’est de la navette. Son ombre posait une flaque de nuit au milieu du petit matin, dont le contraste avec la blancheur scintillante de son corps était presque insupportable à l’œil humain. « Énergie solaire », dit Raef, à brûle-pourpoint.
« Quoi ? » demanda John. Deux fois, il avait tenté de prendre le bras de Raef, mais le vieil homme avait insisté pour avancer tout seul en traînant la jambe. Leur progression en était beaucoup plus lente et son halètement laborieux était pénible à entendre.
« Je me suis toujours demandé… de quoi elle se nourrissait… ce qui la faisait marcher. Jamais eu l’occasion de lui poser la question. Mais je parie… qu’elle tire son énergie du soleil… d’une façon ou d’une autre.
— Peut-être. » John haussa les épaules. Cela dépassait son domaine de compétence, ne serait-ce que de chercher à deviner. Il jeta un coup d’œil à Connie, qui marchait en silence à côté d’eux. Elle avait les yeux baissés, pas seulement pour éviter la luminosité d’Évangeline, soupçonna-t-il. On aurait dit qu’elle fixait dans sa mémoire chaque grain du sol, chaque feuille, chaque nodosité de chaque plante près de laquelle ils passaient. Il n’avait pas besoin de lui demander à quoi elle pensait. Ils en avaient parlé la veille au soir, Connie s’était exprimée avec la concision de la poésie, avec autant de clarté. Un peu avant, ils s’étaient accouplés, mais à cet instant ils étaient allongés côte à côte, sentant à la fois la tiédeur entre leurs deux corps et la caresse glacée de la nuit d’automne contre leurs dos.
« Je ne veux plus jamais quitter cette planète », avait-elle dit, comme s’il venait de le lui proposer. « Quand Raef sera mort – elle l’avait dit simplement, sans froideur, mais sans la crainte que ce mot lui inspirait naguère –, nous devrions voyager. Tout le temps. Pour voir tout ce qu’il nous sera possible avant que nous ne mourrions pour en redevenir partie. C’est tout ce que je veux désormais.
Ses paroles ne semblaient pas nécessiter de consentement de sa part, et il n’avait pas répondu. Il s’était seulement rapproché d’elle, et bu sa chaleur comme un philtre contre le froid de la nuit.
« Je peux quasiment l’entendre… parfois… dans ma tête… » Raef s’arrêta brusquement et resta la tête en avant, les yeux baissés. L’effort qu’il faisait pour respirer soulevait ses épaules et l’air faisait du bruit en passant dans son nez.
« Entendre qui ? » demanda John, en attendant que Raef ait repris son souffle.
« Évangeline, bien sûr. Qui d’autre ? » demanda-t-il comme si c’était évident. Et il avait repris avec entêtement sa pénible progression.
À la fin, ils l’avaient pratiquement porté au vaisseau pour la dernière partie. C’était malaisé à cause de sa taille, mais John lui passa un bras autour des hanches et réussit à soulager sa mauvaise jambe d’un bon poids. Soit le séjour sur Terre avait permis à John de se muscler, soit Raef était beaucoup moins lourd qu’il n’en avait l’air. Peut-être les deux, se dit John. Il jeta un coup d’œil en direction de Connie, qui avait la main de Raef appuyée sur l’épaule. La solide femme brune qui croisa son regard présentait peu de ressemblance avec la personne timide qui avait commencé ce voyage si longtemps auparavant.
Elle parla sans préambule. « Tu vas aller jusqu’au vaisseau, toi aussi ? »
John réfléchit en silence pendant quelques pas. « Je ne crois pas que Raef puisse y arriver sans nous. Qu’en pensez-vous, Raef ? »
La transpiration creusait des rigoles dans la poussière collée sur le visage du vieil homme. Vieux. Oui, Raef était devenu vieux avec la pesanteur et la souffrance des derniers jours. « Probablement pas », reconnut-il. La peau autour de sa bouche était grise et pincée.
John s’adressa à Connie. « Il faut que nous l’emmenions dans une cellule médicalisée et que nous le mettions sous contrôle. Ensuite, l’ordinateur de bord conseillera…
— Non. » Le ton de Raef était calme mais ferme. « Emmenez-moi seulement dans une cellule matricielle. Ce sera suffisant.
— Vous êtes sûr que c’est ce que vous voulez ?
— J’en suis sûr », dit Raef. Il réussit un pâle sourire. « Emmenez-moi jusque-là, c’est tout. Ensuite, si vous voulez partir… je comprendrai.
— Mais Tug pourrait ne pas comprendre. Il ne comprendra certainement pas, fit remarquer Connie. Que ferons-nous s’il referme la gondole derrière nous et décolle immédiatement ?
— Je ne sais pas, admit John.
— Il ne le fera pas. Il ne peut pas. Ça ne dépend plus de Tug, maintenant… Et si je connais un tant soit peu Évangeline… elle vous laissera faire ce que vous voulez. » Raef avait du mal à parler.
« Vous en êtes sûr ? demanda doucement Connie.
— Après ce qu’elle a enduré… elle n’est pas près de se mettre à forcer les autres… à faire ce qu’ils ne veulent pas, affirma Raef, à bout de souffle.
— Ce n’est pas d’elle que je parlais. Êtes-vous sûr que ce n’est plus Tug qui commande ?
— Presque sûr », tergiversa Raef. La différence était frappante quand ils passèrent de la lumière à l’obscurité de l’ombre d’Évangeline. Raef les arrêta d’un geste. « Parce que…, ajouta-t-il après avoir repris sa respiration, si ça dépendait de Tug, je crois qu’ils ne seraient pas revenus du tout. Il n’avait pas trop d’affection pour moi quand nous nous sommes quittés. Et il ne semblait pas en avoir trop pour vous non plus… si vous voulez savoir la vérité. Il était surtout préoccupé par la manière dont il allait pouvoir récupérer le contrôle d’Évangeline. »
John et Connie échangèrent des regards dubitatifs.
« Tug ne s’est jamais soucié de nous, c’est certain, dit Raef sans détour. Pas de façon humaine, en tout cas. Moi, en particulier… j’étais pour lui comme une espèce de chat domestique, peut-être, mais… qu’il aurait pu abandonner à la décharge ou faire piquer dès que j’aurais eu le moindre problème.
— Quoi ? demanda Connie, consternée.
— Ça ne fait rien, ricana amèrement Raef. Ramenez-moi seulement à l’intérieur et remettez-moi dans une matrice… où je pourrai parler à quelqu’un qui comprend ce que je raconte… et si vous ne voulez pas rester, alors, tant pis, je ne vous en voudrai pas. »
Il se libéra soudain de leur soutien et avança en chancelant, déterminé. Pour la première fois, John s’aperçut que Raef savait que Connie et lui préféraient rester sur Terre. Il le savait, et avait l’impression qu’ils l’abandonnaient, mais ne voulait pas leur demander autre chose.
« Nous sommes probablement ce qu’il a connu de plus proche comme copains de génération, remarqua Connie, avec sa façon nouvelle et déconcertante de répondre à ses pensées.
— Probablement », marmonna John, et en quelques enjambées, il avait rejoint Raef et lui avait repris le bras. Raef fit semblant de ne pas le remarquer. Devant eux, un opercule s’ouvrit brusquement sur la paroi plate de la gondole, et les attendit en silence, béant.
La torture était constante plutôt que fluctuante maintenant. La pression de la gravité immobilisait presque son corps tronqué. Il ne survivrait pas à l’accélération additionnelle qui serait nécessaire à Évangeline pour quitter à nouveau ce monde. Peu importait. Ce corps n’avait plus besoin de vivre très longtemps. Juste assez pour passer un marché avec John, pour lui extorquer une promesse. Une fois que ses segments seraient renvoyés chez lui et fertilisés, il se perpétuerait. Que cette conscience-ci s’éteigne importait peu. Ses souvenirs continueraient. Son peuple acquerrait les connaissances qu’il aurait payées de sa vie. Sa mémoire ne serait pas souillée par l’infamie. Il se traîna vers la banque d’instruments qui lui permettraient de communiquer avec les Humains d’une manière qu’Évangeline ne pouvait, ne devrait jamais être autorisée à utiliser. Il devait se préparer. Rassembler ses forces pour parler.
Elle les sentait, percevait leur odeur, « voyait » leurs corps à sa façon. Ce qui la surprenait, c’est que désormais elle avait également conscience de leur esprit. Trois petites étincelles différentes de connaissance personnelle qui se déplaçaient au-dessous d’elle. Elle savait même distinguer lequel était Raef, non seulement par sa masse, sa température et son odeur, mais par la perception de son processus mental. Aucun des trois ne produisait de signal assez fort pour qu’elle puisse effectivement savoir ce qu’ils pensaient. Chacun des Humains n’émettait qu’un petit murmure flou de cogitation, mais le fonctionnement de Raef lui était à présent si familier qu’elle reconnaissait le mouvement de sa pensée. C’était peut-être ce qu’elle aurait ressenti en retournant au nid d’un filet-bulle pour entendre les premières clameurs impatientes de ses petits. Mais au lieu d’ouvrir ses cellules utérines à ses propres rejetons, elle allait ouvrir une porte pour réintégrer des Humains dans le logement artificiel fixé à son corps. C’était peut-être ce qu’elle connaîtrait de plus proche du sentiment de la mère retrouvant ses enfants. Son ami était de retour. Bienvenue, Raef.
Agitation soudaine dans les cerveaux des Humains et, à sa vive inquiétude, le signal de Raef se fit erratique, et faillit disparaître complètement. Vite, vite, faites-le entrer, les supplia-t-elle, et il lui sembla qu’ils réagissaient en accélérant leurs actions. Elle ouvrit l’opercule et sentit qu’ils entraient. Au moment où elle le refermait derrière eux, elle perçut les mouvements de son parasite.
« John, Connie. Bienvenue à bord. Comment allez-vous ? »
La voix familière de Tug résonna autour d’eux. John et Connie échangèrent un regard. Raef s’était écroulé sur le sol, roulé en boule, se tenant la poitrine. « Évangeline », dit-il doucement.
« Merci, Tug. » John s’accroupit, posa une main rassurante sur l’épaule de Raef. « Mais nous avons besoin d’être admis le plus vite possible. Raef est en très mauvais état.
— Je vais préparer une cellule médicalisée. Mais la décontamination n’est pas un processus qui peut être sommairement expédié. Lorsque vous serez purifiés tous les trois, nous évaluerons l’état de Raef et l’évolution de sa maladie pour envisager le meilleur traitement.
« Matrice. » Raef regardait Connie en prononçant ce seul mot.
« Tug. Il n’a pas besoin d’une cellule médicalisée. Il veut aller directement dans une matrice pour retourner en transommeil.
— Nous devons d’abord stabiliser votre état, mon vieil ami. » Tug s’interrompit et émit un ricanement grinçant. « Je parie que vous avez dû être surpris, tous les deux, de découvrir l’existence de Raef. C’est toute une histoire, la façon dont il est arrivé à bord. Je vous raconterai tout… un jour. Je lance la purification d’atmosphère. »
John regarda Raef se ressaisir et crut un instant qu’il allait se relever. Au lieu de quoi il prit une profonde inspiration et cria : « Évangeline ! Oblige-le à me laisser entrer ! »
« Raef et ses visions… » commenta tristement Tug. « Comme si Évangeline pouvait avoir conscience de son identité. C’est l’évolution de sa maladie. Quand je l’ai envoyé vous chercher, je redoutais quelque chose de ce genre. » Tug s’interrompit. Trop longtemps, sembla-t-il à John. « Mais je n’avais pas d’autre émissaire à envoyer. Pauvre Raef. J’ai dû le sacrifier, pour vous sauver. Mais nous allons faire de notre mieux pour le sauver à notre tour. John, cet homme a besoin de soins médicaux. Son état doit être stabilisé avant de pouvoir ne serait-ce qu’envisager le transommeil. » Tug baissa soudain la voix, comme si Raef ne pouvait l’entendre : « Et il y a le problème de la maladie qu’il transporte, et si nous devons risquer la contagion. Peut-être doit-on le laisser ici, plutôt que de risquer votre vie à tous les deux. »
Le maudit parasite la bloquait. [Raef, Raef !] Allait-il croire qu’elle l’avait abandonné ? Elle chercha avec affolement toutes les solutions possibles. Elle n’avait pas de voix pour parler à Raef, pour lui expliquer quel était le problème. Elle se ressaisit, s’opposa de toutes ses forces retrouvées au blocage de Tug en ordonnant à la porte intérieure de s’ouvrir. Rien. Elle sentit l’étincelle de Raef vaciller un instant, puis se reprendre. Défaillance ? [Tiens bon, mon ami, je viens te chercher]. Elle se concentra furieusement sur cette idée, et l’étincelle sembla se raviver un instant. Elle se rua à nouveau pour forcer le contrôle de Tug, et cette fois il lui sembla percevoir un signe d’affaiblissement.
« Elle essaie de communiquer », dit Raef d’une voix douce, insensée. « Elle essaie de me faire entrer. »
« Chut », l’apaisa Connie en s’agenouillant près de lui. Elle lui parla à l’oreille, ignorant la voix de Tug qui racontait comment il avait pris Raef à bord. « Détendez-vous. Dès que nous pourrons sortir d’ici, nous irons à la cellule médicalisée. » Elle posa la main sur sa joue. Cher Raef. Connie était surprise par l’intensité de l’affection qu’elle éprouvait pour l’immense vieillard. Un léger brouillard de décontamination avait commencé à emplir la pièce.
« Vous ne comprenez donc pas ? » la supplia Raef. Il leva une main, lui saisit faiblement le poignet. « Vous ne la sentez donc pas du tout ? »
« … c’était donc une sorte de pitié déplacée que j’ai éprouvée pour lui au début. » Tug s’arrêta une fois de plus. « Quittez vos vêtements contaminés, s’il vous plaît. Laissez-les dans le sas. Je ferai préparer un biodégradeur dans la cellule pour les détruire. »
D’un seul geste, John se débarrassa de son pantalon, puis lança sa tunique dans un coin. « Voilà. » Il s’accroupit près de Raef et commença à lui ôter sa chemise. Connie vit ses doigts hésiter sur les boutons. « Bon sang, Tug, vous ne pouvez pas faire plus vite ? demanda brusquement John.
— John, je vous ai dit… », commença Tug, d’un ton sans réplique, au moment où les portes s’ouvraient.
— Merci, Tug, dit John avec sincérité. » Il s’accroupit, passa l’un des bras de Raef autour de son cou. « Soutiens-le de l’autre côté », ordonna-t-il à Connie, puis il ajouta : « S’il te plaît », bien qu’elle ait déjà soulevé Raef. Elle lui lança un bref sourire pendant qu’ils aidaient Raef à franchir la porte du sas. Ils étaient à peine de l’autre côté que la porte se referma violemment derrière eux.
« Retournez dans le sas. La décontamination n’est pas achevée », les avertit Tug mais au même instant la porte de l’ascenseur menant à l’étage des matrices s’ouvrit. Une lumière accueillante s’y alluma.
Raef leva la main, la montra du doigt. « Évangeline, dit-il à voix basse. Par là. »
John et Connie se regardèrent. Derrière eux, la porte du sas s’ouvrait. « Retournez dans le sas pour terminer la décontamination », leur ordonna Tug.
John leva le menton. « En dernier ressort, l’équipage humain est de ma responsabilité. Je le conduis dans une matrice, Tug.
— John, je ne peux le permettre. S’il y a un risque pour l’Anilvaisseau, cela ressort de ma responsabilité. Et je pourrais faire remarquer que Raef ne fait pas officiellement partie de l’équipage. » Tug s’interrompit encore. « Il serait plutôt mon invité, pourrait-on dire. D’où ma responsabilité.
— Il est Humain, dit doucement Connie. Il est des nôtres.
— Je ne le permettrai pas », dit Tug fermement.
Elle vit John hésiter.
« Je ne crois pas que vous puissiez nous en empêcher », observa Connie. À John, elle se contenta de dire : « Allons-y. »
Les lumières de l’ascenseur vacillèrent un instant, mais restèrent allumées. Ils étaient à peine entrés que les portes se refermèrent toutes seules. L’ascenseur se mit brutalement en marche et ne s’arrêta pas avant l’étage des matrices. Au moment où les portes s’ouvraient, un faible sourire éclaira le visage de Raef. « Je vais y arriver », annonça-t-il. Puis ses yeux se fermèrent et il s’affaissa entre eux.
« Je vous l’interdis », dit sévèrement Tug. Mais sa voix synthétique tremblotait.
[Ils sont à l’intérieur de mon corps maintenant, Tug. N’essayez même pas d’intervenir.] Évangeline lui adressa sa pensée en se concentrant férocement, Et tant pis s’il ne pouvait pas la capter.
Elle leur éclaira les corridors et les guida tout droit à la cellule matricielle la plus proche, qui se trouvait être celle qu’occupait habituellement John. Peu importait. Ils n’avaient pas le temps d’aller par les couloirs labyrinthiques jusqu’à la cellule où Tug avait dissimulé Raef. Il n’y avait plus désormais aucune raison de le cacher.
Elle attendit, consacrant l’essentiel de son énergie à contrer les efforts de Tug pour reprendre le contrôle des cellules matricielles. Ici, à l’intérieur de son propre corps, c’était plus facile de le tenir à distance. Elle se demandait cependant avec angoisse ce qui leur prenait si longtemps pour mettre Raef dans le sac utérin. Elle savait que Tug continuait à leur parler, mais ne savait pas comment régler le problème. Voilà ce qu’il lui fallait absolument trouver, un moyen de communiquer directement avec les Humains. Si seulement elle pouvait leur parler. Raef était si faible. Elle sentait plus clairement, à présent qu’ils étaient en elle et plus proche de la zone ganglionnaire de la matrice, à la fois l’angoisse et la peur des deux autres Humains. Elle supposa que Tug les menaçait. S’il les effrayait, s’il les faisait attendre trop longtemps, Raef serait perdu à jamais. [Ignorez-le. Amenez vite Raef, c’est tout. Tout ira bien, je m’occuperai de lui. Mais je vous en prie, dépêchez-vous.] Leur agitation s’accrut. Il lui sembla que même ces deux-là avaient plus ou moins conscience de ses pensées. Elle tenta de leur transmettre la nécessité de se presser et en même temps d’apaiser leurs frayeurs. Non. C’était trop compliqué. Essayer au contraire de se concentrer sur leur apaisement à tous. Raef vit toujours, brillant comme une étoile lointaine, mais il est toujours là. Elle se força au calme. [Tout ira bien. Confiez-le-moi. Confiez-le-moi.]
Ils allongèrent le corps de Raef sur le plancher de la cellule matricielle. Dans la lumière artificielle, il avait pris une couleur encore plus sinistre. C’était peut-être, priait Connie, à cause de l’éclairage. Elle aida John à lui retirer les vêtements en lambeaux qui restaient, s’efforçant de ne pas être trop dégoûtée par la profusion pileuse dévoilée et par les proportions affreuses du corps de Raef. C’est juste qu’il est vieux, se dit-elle sévèrement. Immensément vieux, et en plus d’origine humaine naturelle. Ce qui explique l’étrangeté de son aspect.
« Je vous interdis… » Tug parlait en séparant chaque mot, laborieusement. Ils ne tinrent aucun compte de lui.
« Merde ! » s’exclama soudain John, furieux.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle calmement. Raef respirait encore. Irrégulièrement et péniblement, mais il respirait.
« La peau a repoussé sur le branchement ombilical. On ne peut plus le connecter… Tug ! Nous avons besoin d’aide ! Tug ! »
Pas de réponse. « Soyez maudit, Tug ! Répondez-moi ! C’est un ordre. » Les larmes montèrent soudain aux yeux de John. L’Arthroplane garda le silence avec entêtement.
Connie respira profondément et sentit le calme se répandre dans son corps. Elle posa une main apaisante sur l’épaule tremblante de John. Au cours des dernières semaines, Connie avait pris l’habitude de porter une légère trousse à outils à la ceinture. Les petits ciseaux et les couteaux prévus par Terra Affirma pour prélever des échantillons biologiques s’étaient révélés très pratiques pour ouvrir des palourdes ou couper des plantes comestibles. Elle choisit un petit couteau avec une fine lame incurvée.
« Tiens-le, au cas où il sentirait quelque chose, conseilla-t-elle à John, stupéfait de son assurance. Je vais découper autour de l’ombilic. Ce n’est que du tissu cicatriciel, de toute façon.
— D’accord. » Son calme semblait contagieux. John respira un bon coup et s’assit par terre à côté de Raef, lui prit une main et posa l’autre sur sa poitrine pour le maintenir. « Vas-y. Nous allons réussir. Tout va bien se passer, Connie.
— J’en suis sûre, dit-elle. » Cela semblait ridicule d’être si sûre d’elle mais elle était pleine de confiance. Pour la première fois de sa vie, elle allait couper des chairs. Elle posa sa main libre à plat sur le ventre de Raef, sans tenir compte de la répulsion qu’elle éprouvait à sentir ses poils rêches sous ses doigts. Elle donna un coup de lame. Le sang jaillit, vif et soudain, et, naguère encore, elle en aurait été terrifiée. Mais elle continua soigneusement à libérer les bords de l’ouverture de la chair qui avait repoussé tout autour. Le sang coulait et collait sur la lame et sur ses doigts. Elle entendait la respiration de John, aussi haletante que celle de Raef, mais cela ne la perturbait même pas. Un calme presque surnaturel s’était emparé d’elle.
« C’est assez », dit soudain John, presque brutalement. Il se leva et saisit Raef sous les aisselles pour le rapprocher de l’embouchure de la matrice.
« John. Connie. » La voix de Tug était hachée par l’effort. « Arrêtez immédiatement. Notre survie en dépend. »
De saisissement, Connie laissa tomber le petit couteau qu’elle était en train de remettre dans son étui. Il ne fit aucun bruit sur le plancher de la cellule matricielle. John fronça les sourcils, incrédule, en entendant la faiblesse de sa voix.
« Que se passe-t-il ? demanda John avec colère. De quoi parlez-vous ?
— Raef est dangereux pour nous tous. Non seulement à cause de sa maladie. Il a corrompu Évangeline, l’a amenée à se mutiner contre moi. Pourquoi croyez-vous qu’il m’ait fallu aussi longtemps pour la forcer à revenir vous chercher ? Je suis obligé de me battre pour la maîtriser en ce moment même. Si vous lui rendez Raef, je ne pourrai plus rien faire. Elle nous tuera tous. » Sa voix était devenue de plus en plus aiguë, entre l’effroi et la faiblesse. Ce fut suffisant pour que John s’arrête. Il regarda Connie, le regard plein d’incertitude.
Connie fut soudain saisie d’un sentiment d’urgence. « Mettons Raef dans la matrice, nous parlerons après », suggéra-t-elle brusquement. Elle avança pour aider John à le porter.
« C’est l’erreur la plus grave que vous puissiez faire, déclara Tug. C’est la seule carte qui nous reste. Il est notre seule monnaie d’échange. Rendez-le-lui, et elle échappera totalement à notre contrôle. »
Connie vit John hésiter. « Nous devrions peut-être aller à la cellule médicalisée. Le stabiliser, lui parler d’abord.
— Non, dit-elle d’une voix décidée. Raef voulait être mis dans la matrice. Il veut être avec Évangeline. Il dit qu’elle s’occupera de lui, qu’elle le soignera.
— Au moins… écoutez-moi jusqu’au bout. » La voix de Tug s’éteignit soudain bizarrement et reprit sur une totalité légèrement plus basse. « Laissez-moi vous expliquer la situation. Laissez-moi vous dire ce que vous abandonnez.
— Pendant que Raef meurt, c’est ça ? » le défia Connie.
John posa une main apaisante sur son épaule ? « Dépêchez-vous de dire ce que vous avez à dire, Tug, l’avertit John.
— Je vais essayer. C’est plus dur pour moi que vous ne le croyez. Je suis… Elle m’a déjà pratiquement tué. Je n’en ai plus pour longtemps à vivre. Je sais que je ne survivrai pas à un autre décollage. Cette gravité, et la pesanteur additionnelle de l’accélération… mon corps est écrasé, John. Je suis en train de mourir. Tout ce que je vous demande, c’est de rapporter mes segments chez moi, pour qu’ils soient fertilisés et que mes souvenirs soient conservés. C’est tout ce que je vous demande. » Le silence de Tug dura longtemps. « Vous me devez bien ça, tous les deux, ajouta-t-il soudain. »
Le visage de John, pâle d’abord, les traits tendus, se durcit brusquement. « Je ne vous dois rien. »
Connie s’accroupit près de Raef et prit ses deux mains dans les siennes. Étaient-elles froides, ou bien étaient-ce les siennes qui étaient moites ? Elle les serra fermement en tentant de lui communiquer sa propre force.
« Par nature, une Anile… dit lentement Tug, a besoin d’un compagnon. Par je ne sais quel accident bizarre, elle s’est… aperçu de l’existence de Raef. Il a usurpé ma place auprès d’elle. Ses idées démentes… » Tug s’interrompit pour se ressaisir « … ont déséquilibré la nature simple d’Évangeline. Si vous lui rendez Raef, elle n’a plus besoin de moi. Ni d’une autre compagnie. Laissez-la seule. Elle finira par être obligée de rechercher d’autres Aniles. Elle se fera à nouveau capturer, dresser… Mes segments seront sauvés et fertilisés. Mes idées se perpétueront…
— Et Évangeline ? » demanda doucement Connie. John semblait pétrifié par la voix traînante de Tug. Ce dernier ignora la question de Connie.
« On viendra à votre secours. On s’occupera de vous. On vous pardonnera. Mais si vous lui rendez Raef, vous ne rentrerez jamais chez vous. Vous ne verrez plus jamais d’autres Humains. Vous mourrez sur ce vaisseau, seuls.
— Nous ne sommes pas chez nous sur Castor et Pollux », murmura Connie. Elle leva les yeux vers John et ajouta : « La compagnie des autres Humains ne me manquera pas. » Elle caressa le visage de Raef, sentit le pouls qui battait sous sa mâchoire. « Et Raef est notre ami. Je crois ce qu’il nous a dit au sujet d’Évangeline. Elle n’est pas plus bestiale que moi.
— Alors vous m’assassinerez pour sauver Raef, l’accusa Tug sans détours.
— D’après ce que vous me dites, vous êtes déjà mort, déclara Connie. Ce n’est pas de laisser mourir Raef qui va vous maintenir en vie. En revanche, le laisser vivre peut permettre à Évangeline d’être libre. »
La voix de Tug changea d’un seul coup. On y entendait encore l’effort, mais son ton était dur et glacé quand il proposa brusquement : « Je vous offre un marché, John. Oubliez la vie de Raef. Il n’en reste guère, de toute façon. Et je vous donnerai en échange toute la vie qu’il y avait jadis sur Terra. Tout ce dont vous avez besoin pour tout recommencer.
— Pour quel genre d’imbécile me prenez-vous donc ? demanda lentement John. Vous ne pouvez donner ce que vous ne possédez pas.
— Je sais où elle est, John… la précieuse capsule-temps de Terra Affirma. Toutes les données biologiques, tous les échantillons. Portez mes segments chez moi et faites-les fertiliser. Ils contiennent la localisation dans leur mémoire. Ils vous diront tout. »
Une vague d’agitation extraordinaire submergea Connie. « Non ! déclara-t-elle brutalement. Il doit être remis dans la matrice. » John semblait paralysé par l’indécision. Elle rassembla ses forces avec détermination, et se mit à tirer Raef de tout son poids. Un peu d’écume bouillonnait au coin de la bouche de Raef à chacune de ses respirations. « John, aide-moi », demanda-t-elle. Elle le vit sursauter comme s’il sortait du sommeil.
« Nous allons le remettre dans la matrice, Tug, dit John calmement. « La Terre n’est pas morte. Elle n’a pas besoin de capsule-temps. Tout ce qui peut y vivre y est présent. Vous n’avez rien à m’offrir, Tug. Et la vie de Raef ne m’appartient pas.
— Vous trahissez votre race tout entière, l’accusa Tug. Ainsi que moi. Pour une Anile. Une créature uniquement capable de la pensée la plus sommaire, de la vie la plus égoïste. Elle n’est pas ce que vous croyez. Et Raef… » Les mots de Tug ne parvenaient plus qu’en séquences hachées. «… n’est pas seulement malade, il est taré. Vous l’avez entendu parler. Il est entièrement composé de souvenirs, et n’a pas une idée à lui. C’est pour ces deux-là que vous me laisseriez mourir. Moi, qui vous ai protégés du Conservatoire, alors même que je savais que vous n’étiez pas digne d’être commandant de vaisseau. Moi, qui vous ai donné la chance de devenir ce que vous êtes, qui…
— Mettons-le dans une matrice ! » s’écria Connie, hors d’elle. Les lumières de la cellule s’éteignirent soudain, puis se rallumèrent. Clignotèrent à nouveau.
« Tug ! Arrêtez ! grogna John, la voix menaçante. Ces jeux stupides ne marchent plus.
— Vous m’êtes redevable, commença Tug, rageusement, avec l’énergie du désespoir.
— Ce n’est pas Tug. » Connie avait intuitivement compris. « C’est Évangeline, déclara-t-elle vivement. John, elle veut que nous mettions Raef dans la matrice. Tout de suite. »
Comme en réponse, les lumières de la cellule clignotèrent.
« Ne faites pas ça, les menaça Tug. Vous le regretterez. Vous me tuez, pour sauver un… un fou et une bête. Qui ne pourront jamais vous rendre quoi que ce soit ! Qu’avez-vous à y gagner ? Rien. Et vous perdez tout… Tout ! »
« Matrice », dit Connie à John. Il acquiesça de la tête. C’était bizarre de lutter contre la pesanteur, et plus bizarre encore de faire entrer quelqu’un d’autre que soi dans une matrice. Connie ne s’était jamais rendu compte à quel point l’apesanteur aidait à pénétrer et à sortir des confins étroits et collants d’une matrice. John ouvrit le col, y passa la tête et les épaules, puis saisit Raef. Connie poussait tandis que John tirait, les mains nouées sous les aisselles de Raef. L’immense corps de l’homme commença à pénétrer peu à peu dans la matrice. John fut obligé de s’y glisser avec lui pour le tirer jusqu’au fond. Connie regardait, impuissante, les parois de la matrice se gonfler au moment où John se battait pour établir les connections ombilicales. Il était maintenant en train de poser les électrodes de contrôle sur son crâne. Le fait que les cheveux de Raef aient poussé si rapidement ne pouvait que compliquer la tâche. Elle entendit John qui jurait dans son effort.
La voix de Tug formait un étrange contrepoint : « Vous ne savez pas ce que vous faites, disait-il. Il n’y a pas que la capsule-temps. Vous vous coupez de la race humaine. »
Les lumières de la cellule flashèrent frénétiquement et Connie y vit un signe d’encouragement. Presque de gratitude, se dit-elle.
« Tout ce dont vous avez toujours rêvé est dans la capsule-temps, John. Tous les poèmes que vous avez lus ou écrits. Les grands chênes et les coquelicots qui ondulent sous la brise. Les chevaux bigarrés et les chiens haletants. Vous pourriez tout recommencer, tout votre monde. Ce n’est pas impossible. »
Les pieds de John, qui dépassaient toujours du col de la matrice, s’immobilisèrent soudain.
« John ? » interrogea Connie au bout d’un moment. « John ? Ça va ? » Pas de réponse.
« John, Connie ! » L’exaspération désespérée de Tug était clairement audible. « Enlevez Raef. Il n’est pas trop tard. Je vous en prie. Enlevez Raef. Sans Raef pour la distraire, Évangeline peut être ramenée à la raison… »
Bizarre comme il devenait facile d’ignorer sa voix. D’après les contractions de la paroi utérine, Connie jugea que John était en train de poser les électrodes du casque. Déjà, les gros tubes gris qui nourrissaient la matrice et évacuaient les déchets se dilataient et se contractaient à un rythme rassurant.
« Et je vous promets, tout ira bien… » La voix de Tug était de plus en plus désespérée. Connie l’entendait, mais n’en éprouvait que de la satisfaction. La sienne ou celle d’Évangeline ? Difficile à dire.
« Le Conservatoire pourra se laisser convaincre. Personne ne sera puni. La Terre sera restaurée. Écoutez la voix de la raison. » Tug disait n’importe quoi à présent.
« John ? » interrogea à nouveau Connie au moment où la matrice gonflée s’immobilisait. Ses pieds s’agitèrent soudain et commencèrent à tâter le sol. Connie l’aida à s’extirper dès qu’elle s’aperçut que c’était ce qu’il essayait de faire. La matrice se referma automatiquement autour de Raef. John se laissa tomber par terre et s’appuya sur la paroi de la matrice comme s’il était épuisé. Il resta assis un instant sans rien dire. Puis il fit un petit sourire las à Connie. « Nous sommes intervenus à temps. Elle l’a récupéré et son état se stabilise. »
« Vous nous avez tous condamnés ! » La voix de Tug semblait lointaine, incapable d’entamer la joie qui submergeait soudain Connie.
« C’est ce que je vois », dit-elle à John en lui tendant la main pour l’aider à se relever, sans se soucier de ses doigts collants et rougis.
John eut un petit rire étrange. « Je n’avais pas besoin de le voir. Je le sais, dit-il avec un grand sourire. Elle me l’a dit. À l’intérieur, on l’entend. Non. On ne l’entend pas. Mais c’est comme si quelqu’un vous chuchotait à l’oreille. Elle m’a appelé par mon nom. Elle savait que c’était moi. Raef avait raison, et moi qui croyais qu’il était fou. »
« Emmenez-moi chez moi. Faites conserver mes segments. Faites-le, et je vous promets que vous aurez la capsule-temps, et l’aide des Arthroplanes pour la récupérer. Vous serez protégés de la colère du Conservatoire. Si vous refusez, le Conservatoire saura tout. Et en rentrant, vous serez condamné à la Réadaptation ou à l’exécution. Sans moi, vous ne pouvez pas rentrer… Vous ne le voyez donc pas ? Même si Raef pouvait contrôler Évangeline… »
« Elle nous dit d’aller dans la gondole, dans des fauteuils, et de nous attacher. Elle veut monter pour mettre Raef en apesanteur le plus vite possible.
— Est-ce que l’augmentation de pression au décollage ne risque pas de le tuer ? » demanda Connie, mais elle suivait déjà John qui sortait de la cabine.
« Je ne survivrai pas au décollage, moi. Voilà ce qui devrait vous inquiéter. Je suis votre seul espoir. Sans moi, vous n’avez aucune chance de retourner à Delta, ni aux planètes. Vous ne reverrez jamais vos amis, vous ne rentrerez jamais chez vous. »
« Elle va faire très attention pour maintenir les tensions aussi basses que possible. Mais elle pense pouvoir tirer Raef d’affaire, maintenant, et l’apesanteur aidera son organisme à mieux se réparer. »
« Vous ne rentrerez jamais chez vous ! menaça Tug, dans une rage folle. Pas si vous me laissez mourir.
— Tug. » La voix de Connie était presque douce. « Tug, nous sommes rentrés chez nous. » Elle s’arrêta, puis avec une honnêteté cruelle : « Et je ne crois pas que nous puissions faire quoi que ce soit pour vous empêcher de mourir. »
Ils reçurent tous deux la sensation au même moment. « Vite », dit John, juste comme Connie se tournait vers lui et disait : « Vite. »
Il la suivit de la cellule matricielle à l’ascenseur. La voix de Tug les accompagnait, atroce cacophonie de menaces et de supplications, d’exigences et de gémissements. Au niveau des matrices, il était étrangement facile de l’ignorer, mais quand ils descendirent de l’ascenseur dans la gondole, l’horreur de ce qu’ils entendaient les saisit tous les deux.
« Vous me devez… me devrez toujours… erreur fatale. Vous le regretterez éternellement… trahissez votre race, vos valeurs, votre planète… Assassins, imbéciles… » Sa voix était tellement déformée, soit par la douleur soit par la rage, que Connie le comprenait à peine. Sans la protection émotionnelle d’Évangeline, le sentiment de justice et de confiance en elle qui avait envahi Connie commençait à disparaître. Les couloirs semblaient froids et plus obscurs tandis qu’ils suivaient les lumières jusqu’à la cabine de pilotage. Connie ne se sentait pas bien. Tug continuait à délirer. « John ? » demanda-t-elle d’un ton interrogateur.
« Nous ne pouvons rien faire », dit-il. Et pour la première fois, elle remarqua la pâleur autour de sa bouche et ses mâchoires serrées. Machinalement, il allumait les écrans et consultait les données du bord. « Nous n’aurions jamais pu faire quoi que ce soit. Tug était à bout, il se faisait des illusions. » Il utilisait le passé, sans tenir compte de la voix sourde qui continuait tantôt à les injurier, tantôt à les supplier. John s’interrompit, la regarda en face. « Attache-toi. Cela ne va pas être une expérience agréable. » Presque aussitôt, il enchaîna doucement : « Après tout ce que Raef nous a raconté sur Évangeline, je doute qu’elle se laisse jamais capturer. Elle préférerait foncer dans une étoile. » Son regard se fit vague. « Là-haut, à l’intérieur de la matrice… je sentais vraiment ce qu’elle éprouvait par rapport à Tug. Complètement. Et ce que Raef est pour elle. C’est comme… » Il la regarda droit dans les yeux, et les mots lui manquèrent. Il essaya encore. « Quand on a eu un véritable ami, un compagnon qui a pour vous une affection sincère… »
Il hocha brusquement la tête, conscient de la pauvreté de ses mots. Au lieu de continuer, comme si c’était une mesure de routine, il vérifia la ceinture de Connie, vit qu’elle était solidement fixée. Il se pencha vers elle et l’embrassa soudain comme il ne l’avait jamais embrassée auparavant. Pétrifiée, Connie le regarda se diriger vers son fauteuil, boucler sa ceinture et s’adosser. Leurs regards se croisèrent une fois encore. Puis il agrippa les bras du fauteuil et ferma les yeux.
Il fallut à Évangeline dix-sept minutes et trente-sept secondes pour se mettre en orbite. Tug cessa de crier bien avant, mais Connie devait entendre éternellement le silence qui s’ensuivit.